C'est un texte tardif, la Souda, lexique du Xe siècle apr. J.-C., qui évoque la construction du
Phare et fixe le début des travaux en 297 av. J.-C. Selon une autre source, ils se seraient déroulés
durant une quinzaine d'années, s'achevant au tout début du règne de Ptolémée II, en 283. Si
ces dates, difficiles à vérifier dans leur précision, sont exactes, elles témoignent d'une
efficacité remarquable, comparable à la construction du Parthénon qui n'a duré que seize ans,
alors que certains temples de Haute-Egypte ont nécessité plusieurs siècles de travaux, faute de
moyens pécuniaires dans la plupart des cas.
Pourtant la construction du Phare ne fut pas une mince affaire financière, et le prix du
monument, exceptionnel, à la mesure de sa taille, est rappelé quatre siècles plus tard par
Pline l'Ancien (Ier siècle apr. J.-C.) : le Phare a coûté à Ptolémée 800 talents.
L'abondance d'argent et l'efficacité des ingénieurs ont permis de mener à bien le chantier dans
un délai remarquable, mais il ne put être fini à temps pour être inauguré par son initiateur
: là encore, il s'agit d'un monument commencé par Ptolémée Ier, et terminé par son fils.
Le prestige a certainement joué un rôle primordial dans la construction de la tour. Il
s'agissait de réaliser une oeuvre monumentale qui frappe les imaginations, à l'image des autres
bâtiments de la ville et à l'échelle même de la cité. La réussite dépassa toutes les espérances,
puisque la tour allait être considérée comme le phare des phares et donner son nom à tous les
phares du monde: le toponyme de l'île de Pharos est devenu Pharus en latin, puis a été adopté
comme un nom commun dans toutes les langues latines.
Certes, d'autres bâtiments de la ville sont célèbres, tels la Grande Bibliothèque ou le
tombeau d'Alexandre, mais c'est le Phare qui deviendra immédiatement le symbole de la cité et
qui restera son emblème jusqu'à nos jours : il figure toujours sur les armes de la ville moderne
d'Alexandrie.
La construction du Phare répondait aussi à un besoin vital. La côte était dangereuse car, nous
dit Strabon, "elle est remplie d'écueils, les uns affleurant audessus de l'eau, les autres
invisibles", et si l'on voulait développer le commerce maritime de la ville il fallait
guider en sécurité les marins vers le goulet d'entrée du port : la côte basse n'offrait aucun
amer, aucun repère aux navigateurs qui découvraient la terre alors qu'ils en étaient fort près,
parfois trop tardivement.
Les dangers encourus par les navigateurs sont illustrés par la découverte récente d'épaves de
bateaux grecs et romains au large du Phare et du port est. Les capitaines parvenaient au terme de
leur voyage en vue de la tour et d'Alexandrie, dont les monuments se profilaient à l'horizon,
mais il arrivait que des tempêtes particulièrement violentes dans cette région de mer ouverte,
en été comme en hiver, fassent heurter leurs navires contre une des barres rocheuses qui s'étendent
parallèlement à la côte.
Un grand nombre de bateaux ont coulé alors que le
Phare était en activité. Ces épaves datant du IVe siècle av. J.-C. jusqu'au VIIe siècle
apr. J.-C. procurent aux archéologues une documentation de première main sur un millénaire
de commerce alexandrin avec le reste de la Méditerranée.
Ci-contre, une amphore qui faisait partie de la cargaison d'un bateau en provenance de l'île
de Rhodes. Elle a été découverte reposant à une dizaine de kilomètres de profondeur au
large du fort Qaitbay.
Certes, le Phare n'était pas le prototype du genre et les Grecs avaient depuis longtemps
l'habitude de construire des tours avec des feux alimentés pendant la nuit, pour signaler aux
capitaines les dangers des côtes. Ainsi, au Pirée, a-t-on retrouvé les restes de plusieurs
phares qui se dressaient à l'entrée des ports d'Athènes, dès le Ve siècle av. J.-C., au temps
de Périclès. Dans l'île de Thasos, située au nord de la mer Egée, on a pu identifier un phare
du VIe siècle av. J.-C., grâce à une inscription indiquant sans aucun doute qu'il s'agissait
d'une tour surmontée d'un feu pour guider les marins.
Dans l'île de Thasos subsistent les vestiges d'un phare plus ancien que le Phare d'Alexandrie : le phare
de Phanari, qui date du VIe siècle av. J.-C., est une tour cylindrique de 3,50 m de diamètre
et d'une hauteur estimée à 2,54 m.
Il était couronné d'une assise en débord dans laquelle était encastrées les dalles de
grès sur lesquelles le feu était entretenu, comme le montre la maquette si contre.
Construit sans liant, le monument semble avoir été détruit par un tremblement de terre.
"Sôstratos fils de Dexiphanès de Cnide a dédié ce monument aux dieux sauveurs pour le
salut des navigateurs." Telle est l'inscription dédicatoire du Phare, reconstituée par J.
Letronne à partir des sources anciennes, Strabon et surtout Lucien, alors que la pierre qui
portait l'inscription en grandes lettres de plomb était considérée juqu'ici comme perdue. La
formule semble claire, mais elle a pourtant fait couler beaucoup d'encre dans le cercle des
spécialistes depuis plus d'un siècle et demie.
Ce Sôstratos, originaire de l'opulente cité de Cnide, dont les ruines imposantes sont situées
sur la côte turque en face de Rhodes, est connu par ailleurs. Son nom figure sur des inscriptions
lapidaires des sanctuaire d'Appollon à Delphes et à Délos. Il ne s'agit pas d'un simple
architecte, contrairement à ce qu'écrit Pline l'Ancien, mais d'un personnage important, d'un
"Amis des rois", d'un familier de Ptolémée Ier et de son fils.
On s'est longuement interrogé sur les raisons qui avaient poussées Ptolémé II à autoriser un
particulier à dédier en son nom le monument emblématique de la ville. Pourquoi cette absence
inhabituelle du nom des souverains ? Faut-il les reconnaître dans les "Dieux Sauveurs",
en se rappelant que c'est là le surnom de Ptolémé Ier et de son épouse ? En fait, la solution
est donné par un papyrus conservé au musée du Louvre : il porte un poème en vers, une
épigramme de Posidippos de Pella, poète célèbre au début du IIIème siècle av. J.-C.,
notamment à Alexandrie.
"Cette sauvegarde des Grecs, ce veilleur de Pharos, ô Seigneur Protée, Sôstratos
l'a érigé, fils de Déxiphanès de Cnide, car en Égypte tu n'as pas pour guettes des hauteurs sur des îles; au
ras de l'eau s'étend la baie où mouillent les bateaux. Voilà
pourquoi dressée toute droite, découpe le ciel une tour visible à d'innombrables stades durant
le jour. La nuit, bien vite, au milieu des vagues, le marin apercevra le grand feu qui, au sommet, brûle, et
pourra courir droit sur la corne du Tauros, et qui navigue dans ces parages ne saurait manquer, ô
Protée, d'atteindre Zeus Sauveur.
Le texte indique clairement que Sôstratos a offert la statue, et non le Phare lui-même.
"Pharos est une île oblongue, très rapprochée du rivage, et constitue avec lui un port à deux
ouverture [...]. La pointe même de l'île est un rocher battu de tous côtés et portant
une tour faites en pierre blanche, admirablement construite, à plusieurs étages, du même
nom que l'île."
Strabon [Le site d'Alexandrie vu du nord-ouest, depuis la mer vers le lac. Au premier plan,
l'île de Pharos, reliée au continent par l'Heptastade.]
Sur l'endroit où s'élevait le Phare, toutes les sources antiques semblent s'accorder: il a été
bâti à la pointe orientale de l'île de Pharos à laquelle il était relié par une jetée. Un
emplacement sur lequel, à la fin du XVe siècle, le sultan mamelouk Qaitbay a construit un
fort en utilisant les matériaux du Phare en ruine. L'hypothèse selon laquelle le rocher du
Diamant, que l'on aperçoit au ras des flots par temps calme et qui semble menaçant dès qu'une
tempête s'élève et que le creux de la houle le dénude sur plus d'un mètre de hauteur, ait pu
être le socle du Phare est à écarter, en raison de l'étroitesse du lieu.
Si le site est certain, on a plus de mal en revanche à se représenter l'aspect de cette plate-forme
qu'est l'îlot de Pharos, car Alexandrie a subi les effets de plusieurs phénomènes de subsidence
et le sol de la ville s'est enfoncé de plusieurs mètres depuis l'Antiquité. Des géophysiciens
procèdent actuellement à des mesures pour en déterminer l'amplitude (de 5 à 6 mètres, peut-être
plus) et la chronologie. A partir de leurs études on espère pouvoir reconstituer un paysage
fiable : suivant les hypothèses des contextes archéologiques, il semblerait en effet que la
presqu'île formée par le fort Qaitbay ait été plus importante dans l'Antiquité et que le site fût relié par
des chaussées à d'autres rochers plus à l'est. La fouille sous-marine
de cette zone a permis de constater que les parois de ces îlots étaient recouverts de blocs taillés
qui montrent qu'ils étaient aménagés.
Le rocher du Diamant découvert par les savants de l'Expédition de Bonaparte. Aujourd'hui, il affleure
à peine de l'eau, victimes des bombardements de la Navy anglaise en 1882. Quelques rares
éléments antiques ont été repérés dans ses parages.
L'Alexandrie des Ptolémées, trois siècles durant, connut dans le domaine de la littérature et
de la science un développement extraordinaire : Eratosthène (v.284-v.192) calcule la
circonférence du globe terrestre avec une erreur minime, Euclide (IIIe siècle av. J.-C.)
invente la géométrie, Aristarque (310-230) déclare que nous vivons dans un système héliocentrique,
sans parler des découvertes en médecine, avec Hérophile qui étudie le système nerveux et découvre
le fonctionnement des artères.
Ces savants ne dédaignaient pas les sciences appliquées, bien au contraire. Archimède (287-212) mit
au point la vis sans fin qui sert encore de nos jours aux fellahs égyptiens à puiser l'eau du
Nil pour arroser leurs champs. Héron d'Alexandrie au début du Ier siècle apr. J.-C. reconnaît
n'être que le successeur des ingénieurs qui ont vécu durant les siècles précédents, auxquels
il doit son savoir : la liste des machines qu'il décrit laisse rêver sur l'imagination de ces
savants et sur le degré étonnant de leur technique.
La construction du Phare est apparue comme un tour de force aux yeux des contemporains. Grâce aux
collections systématiques de livres de toute provenance dans la Grande Bibliothèque, et
notamment les ouvrages en langue égyptienne et leur traduction en grec, grâce aussi à leurs
contacts avec les détenteurs du savoir égyptien, prêtres et artisans, grâce enfin à l'examen
des chantiers de tradition pharaonique en cours (une série de temples en Haute-Egypte ont été bâtis
sous les Ptolémées: Dendera, Edfou, Esna, Kôm Ombo, Philae entre autres), les ingénieurs grecs
d'Alexandrie ont eu accès à la tradition trimillénaire des Egyptiens. Un certain nombre de détails
montrent qu'ils ont dû employer pour la construction du Phare des artisans égyptiens.
Strabon indique que le Phare était construit "en pierres blanches", ce que les différents
traducteurs ont abusivement interprété comme du marbre. En fait, il est probable que la tour ait
été bâtie en blocs de calcaire local, cette belle pierre blanche de la côte nord qui a servi
à édifier la ville antique, tout comme le fort Qaitbay et la ville moderne.
L'aspect extrêmement blanc de ce calcaire, après un lissage approprié, a dû donner un éclat
particulier au Phare. Les découvertes sous-marines portent à croire que les parties les plus
critiques de l'ouvrage, celles qui demandaient des blocs d'une certaine taille difficilement réalisables
en calcaire, furent exécutées en granite d'Assouan. Ce devait être notamment le cas des
encadrements des portes et des fenêtres et en règle générale des points faibles du bâtiment.
Une alternance de matériaux que l'on retrouve dans le fort mamelouk de
Qaitbay.
Sur la mosaïque de Sepphoris, le Phare identifié par le nom de la ville écrit en grec,
est représenté comme une tour cylindrique.
En mettant en oeuvre les différentes sources écrites et les représentations du Phare, en les
comparant de façon critique, on arrive à se faire une idée du bâtiment. Les 135 mètres de la
tour lumineuse (les tours de la cathédrale de Strasbourg s'élèvent à 142 m) se répartissaient
en trois étages, carré, puis octogonal et cylindrique au sommet. C'est ce que montrent
clairement plusieurs émissions monétaires et surtout le phare hellénistique de Taposiris Magna.
Comme on peut le voir sur plusieurs monnaies et comme l'indique un auteur du début du
XIIe siècle
apr. J.-C., Abu al-Haggag Yusuf Ibn Muhammad al-Balawi al-Andalusî, une rampe permettait d'accéder
à la porte du premier étage. Cette rampe reposait sur seize arches dont la dernière était
assez haute pour permettre le passage d'un lier. La porte du Ier étage était donc en hauteur, ce
que confirmera au XIVe siècle le voyageur Ibn Battuta.
Le premier étage, qui reposait sur une plate-forme d'une dizaine de mètres de hauteur, était de
section quadrangulaire et légèrement pyramidal. Selon al-Andalusî, il mesurait 71 mètres de
haut sur une trentaine de côté, et une rampe intérieure menait au deuxième étage. Celle-ci,
assez large pour que deux cavaliers puissent s'y croiser, était empruntée par les bêtes de
somme qui apportaient le combustible nécessaire à l'alimentation du feu au sommet de la tour.
Cinquante pièces étaient aménagées à l'intérieur de cet étage, servant au personnel
d'entretien et au stockage du combustible. Des fenêtres, reconnaissables sur les monnaies comme
sur une intaille de Montpellier, éclairaient ces pièces: elles étaient décalées et non pas
alignées comme sur les reconstitutions. La tour n'était donc pas un bâtiment massif, au
contraire des Pyramides, mais aménagé comme les pylônes de certains temples égyptiens. Non
loin d'Alexandrie, l'enceinte du temple d'Osiris bâti par Ptolémée II et donc contemporain du
Phare a conservé ses pylônes d'apparence massive mais en fait creux, pourvus de plusieurs pièces
de service auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Elles peuvent donner un exemple du
mode de construction du premier étage du Phare.
La rampe aboutissait à une terrasse. Les monnaies montrent parfois la rambarde (de 2,30 m de haut)
avec, aux angle, des Tritons soufflant dans des cornes. Ce système devait être utilisé en temps
de brume: les Alexandrins modernes craignent ces brumes
de printemps, lorsque souffle le vent du sud. Elles peuvent être fort épaisses et entraîner
bien des désagréments, voire de réels dangers, tant sur terre qu'en mer.
Le deuxième étage était de section octogonale et, aux dires de l'Andalou, il mesurait 34 mètres
de hauteur. Un escalier intérieur de trente-deux marches menait à l'étage supérieur.
Le dernier étage était le moins haut : 9 mètres, toujours selon al-Andalusî. Il était
cylindrique, avec un escalier intérieur de dix-huit marches.
Les descriptions arabes nous donnent des aménagements supérieurs une image
de leur temps : à la fin du Xe siècle,
après un séisme qui avait détruit le troisième étage antique, le sultan Ahmed
Ibn Touloun avait construit un oratoire qui faisait du Phare la mosquée
la plus haute du monde. Voilà ce qui explique sans doute que certains minarets, dont celui de la
mosquée que ce même sultan a bâtie au Caire, suivent le modèle architectural du Phare, avec la
succession des trois étages.
Une ultime tentative de restitution :
A toutes époques, on a cherché à reconstituer
des images du Phare. Ici, Jean-Claude Golvin, architecte du CNRS, a tenu compte à la fois de
l'étude fondamentale d'un archéologue allemand du début du siècle, Hermann Thiersch
(1909), des dimensions fournies par l'Andalou, ce voyageur du XIIe siècle, et aussi des
données des fouilles sous-marines les plus récentes. On retrouve donc les trois étages,
quadrangulaire, octogonal, et cylindrique, surmontés de la statue de Zeus Sôter, le tout sur
135 m de haut. Faisant face aux larges, les deux colosses du roi Ptolémée II et de sa
soeur-épouse Arsinoé II, tout récemment retrouvés au cours des fouilles sous-marines,
semblent accueillir les navires. Sur l'illustration ci-contre, l'écorché montre l'intérieur
de la tour, le puits central, la rampe et l'aménagement des pièces. Il faut signaler que la
rampe extérieure à degrés menant à la porte principale n'est pas conforme aux dernières
hypothèses : elle devrait en effet comporter 16 arcades.
Grâce au poème de Posidippos, on sait que la statue qui coiffait le Phare était celle de Zeus, du moins pendant la première moitié du
IIIe siècle av. J.-C.
Une intaille en verre récemment publiée montre le Phare surmonté de la statue d'un homme nu, tenant une lance dans la main gauche
et un objet - peut-être une phiale, coupe plate - dans celle de droite. De part et d'autre de l'édifice figurent Isis Pharla et
Poséidon, deux divinités qui possédaient des temples sur l'île de Pharos, non loin de la tour. Le fait que cette intaille date du
Ier siècle apr. J.-C. semble indiquer que la statue de Zeus serait restée en place au moins pendant toute la période ptolémaïque.
Mais la question est loin d'être tranchée.
Un gobelet de verre faisant partie d'un trésor trouvé à Begram, au nord de Kaboul, sans doute un souvenir qu'un touriste grec
avait acheté lors d'une visite à Alexandrie, évoque une autre interprétation. En effet, la figure qui surmonte le Phare porte une
rame de bateau, ce qui tendrait à l'identifier à Poséidon, et ce vase à boire date du IIe siècle av. J.-C. C'est également de
Poséidon que parle un texte du Ve siècle apr. J.-C., qui mentionne une réparation apportée à la tour par un certain Ammonios.
En revanche, une mosaïque découverte à Qasr el-Libya et datée de 539 apr. J.-C. montre Hélios au sommet du Phare.
Faut-il donc envisager ces témoignages dans leur diachronie et supposer une succession de
statues ? La première, celle de la construction de la tour, le Zeus Sauveur offert par Sôstratos, aurait veillé sur les marins
jusqu'au début de l'époque romaine. Le roi des dieux était vénéré comme l'ancêtre des Ptolémées et il apparaissait sur les monnaies,
sous la forme de Zeus-Ammon, le dieu cornu de l'oasis de Siwa, ou sous l'aspect d'un aigle agrippant de ses serres le foudre
du maître de l'Olympe. Ce Zeus Sauveur, symbole trop patent de la dynastie des Ptolémées, aurait-il été remplacé par le pouvoir
romain, qui fait de l'Égypte une province de l'Empire en 30 av. J.-C., au profit d'une statue de Poséidon comme celle du verre de
Begram ? Le maître des flots aurait-il lui-même cédé la place à la divinité envahissante de la fin de l'Antiquité, le
Soleil ?
Cette logique se heurte à un fait historique primordial : l'édit de la suppression de tous les cultes païens promulgué par
Théodose en 391. On sait qu'à Alexandrie cette décision fut sévèrement appliquée, parfois violemment, comme dans le cas de
la destruction du sanctuaire de Sarapis par les troupes de Byzance. Il est donc difficilement concevable qu'une statue d'une
divinité païenne, Poséidon ou Hélios, soit restée en haut du monument symbolique de la ville. On imaginerait volontiers son
remplacement par une statue du Christ ou de saint Marc, le patron de la ville, avant qu'au IXe siècle Ahmed Ibn Touloun n'y
installe une mosquée.
Alexandrie, ville chrétienne depuis 391, fait partie de l'Empire byzantin, avant d'être conquise en
640 par le général Amr, au service du calife Omar. C'est encore un centre intellectuel: l'école
d'Alexandrie survivra jusqu'au VIe siècle. C'est aussi une place commerciale importante, qui
fournit Byzance en blé. La prospérité de la ville durera jusqu'au XIVe siècle. Nombre de
voyageur la visite ou y séjournent, laissant des témoignages du Phare, son principal monument.
Procope de Gaza raconte que l'empereur Anastase Ier fit réparer les substructions ébranlées
par les eaux et donne même le nom, Ammonios, de l'auteur des travaux.
L'évêque français Aroulfe qui se trouve à Alexandrie en 670 mentionne la tour Pharus et son rôle : "Des hommes sont
donc employés [sur la tour Pharus] à mettre le feu à des torches et à des piles de bois qui ont
été rassemblées [là, et qui] servent de point de repère
pour [s'approcher de ce] pays. Elles indiquent l'étroite entrée du passage, la direction des
vagues et les détours de l'entrée [...]. Car l'approche du port est étroite sur le côté droit, mais le port est large sur le côté
gauche. Autour de l'île aussi, on a placé régulièrement des poutres de dimensions énormes pour
empêcher les fondations de l'île de céder aux chocs continuels de la mer agitée, et d'être détruites;
si bien que le chenal central, parmi les rochers irréguliers et les masses de terre effondrées,
est indiscutablement toujours [en état] d'agitation, et il est dangereux pour les navires d'entrer
par ce passage [toujours] agité.
Autre témoignage en Occident et dernière représentation crédible du
phare, celle donnée par la mosaïque de la chapelle de San Zeno, dans la basilique Saint-Marc à
Venise. Réalisée vers 1200, elle montre le phare et un bateau sur lequel se trouve l'évangéliste
venu à Alexandrie pour y fonder l'Église chrétienne.
Yacoubi, originaire de Bagdad, fut vers 870 fonctionnaire en Egypte. Il ne manque
pas de parler du Phare : "Alexandrie, grande et splendide cité, dont on ne peut décrire l'étendue
et la beauté, [est] très riche en monuments antiques. Parmi ses prodigieux édifices, on compte le
phare, situé au bord de la mer, à l'entrée du grand port, c'est une tour solide et bien
construite, haute de 175 coudées, au sommet de laquelle
se trouve un foyer où l'on allume des feux lorsque les vigies aperçoivent des navires loin au
large."
Edrisi, descendant des princes d'Afrique de la famille d'Edris, naquit
à Ceuta vers 1099; après avoir visité tous les pays méditerranéens il se fixa à la cour du roi
de Sicile Roger II. Il vint à Alexandrie en 1154 et décrit très
précisément le Phare, de l'extérieur comme à l'intérieur. "On y remarque le phare
fameux qui n'a pas son pareil au monde sous le rapport de la structure et sous celui de la solidité;
car, indépendamment de ce qu'il est fait en excellentes pierres de l'espèce dite caddzân, les assises
de ces pierres sont scellées les unes contre les autres avec du plomb fondu, et les jointures sont tellement
adhérentes que le tout est indissoluble, bien que les flots de la mer, du côté du nord, frappent continuellement
cet édifice. On y monte par un escalier large, construit dans l'intérieur, comme le sont ordinairement ceux qu'on
pratique dans les tours des mosquées. Le premier escalier se termine vers le milieu du phare, et là l'édifice
devient, par ses quatre côtés, plus étroit. Dans l'intérieur et sous l'escalier, on a construit des chambres.
A partir de la galerie du milieu, le phare s'élève jusqu'à son sommet, en se rétrécissant de plus en plus, pas
au-delà cependant qu'un homme n'en puisse toujours faire le tour en montant. De cette même galerie on monte
de nouveau, pour atteindre le sommet, par un escalier de dimensions plus étroites que celles de l'escalier
inférieur. Le phare est percé, dans toutes ses parties, de fenêtres destinées à procurer du jour aux personnes
qui montent, et afin qu'elles puissent placer convenablement leurs pieds en montant. Cet édifice est singulièrement
remarquable, tant à cause de sa hauteur qu'à cause de sa solidité; il est très utile en ce qu'on y allume nuit
et jour du feu pour servir de signal aux navigateurs; les gens des navires reconnaissent ce feu et se dirigent
en conséquence, car il est visible d'une journée maritime [100 milles] de distance. Durant la nuit, il apparaît
comme une étoile brillante; durant le jour on en distingue la fumée."
Parmi les témoignages les plus utiles, figure celui d'al-Andalusî, qui se rendit à Alexandrie lors d'un voyage en 1117.
Il eut soin de visiter le Phare et de se livrer à une description cotée de la tour, la plus précise que l'on connaisse.
Elle en donne une image qui s'accorde avec les représentations des monnaies.
Ainsi le présente-t-il : "L'entrée du Phare est placée très haut. On y accède par une longue rampe de 183
mètres. Celle-ci repose sur une série d'arches [...]. Une fois arrivés en haut du premier étage, nous
avons mesuré sa hauteur au-dessus du sol avec un bout de corde à laquelle nous avons attaché une pierre.
Nous trouvâmes 57,73 mètres [...]. Au centre de la terrasse de ce premier étage, l'édifice se prolongeait,
mais avec une forme octogonale [...]. Ce second étage était plus haut que le premier. En entrant nous vîmes
un escalier qui comptait dix-huit marches et nous débouchâmes au centre de la seconde terrasse [...]. L'édifice
se prolongeait encore sous une forme cylindrique [...]. Nous entrâmes et montâmes trente et une marches pour
arriver au troisième étage dont nous mesurâmes la hauteur avec notre corde: 7,32 mètres. Sur la terrasse de
ce troisième étage, il y avait une mosquée avec quatre portes et une coupole."
L'historien-géographe arabe Ali al-Mas'udi, né à Bagdad et mort au Caire vers 956, raconte la détérioration
progressive du Phare et de la ville d'Alexandrie par des séismes et des affaissements de terrain. Il en
dresse la liste, et fait le compte des dégâts, des frayeurs de la population et des conséquences sur toute la ville.
Le "coup de grâce" semble avoir été donné par un tremblement de terre doublé d'un raz de marée en 1303.
Un cartulaire de Montpellier, écrit en occitan, le confirme en donnant la date de la destruction :
"En l'an 1303, le 8 août il y eut un grand tremblement de terre en Alexandrie qui fit tomber
le phare et bien le tiers de la ville." Il ne semble pas pourtant qu'il se soit effondré tout d'un coup.
En effet, en avril 1349, Ibn Battuta écrit : "Etant allé au Phare à mon retour du Maghrib, en l'an 750 H,
je constatai que son état de délabrement était tel qu'il n'était plus possible d'y entrer, ni d'arriver à la
porte y donnant accès." Le phare resta en ruine plus d'un siècle et demi, jusqu'à ce que le sultan Qaitbay
utilise ses fondations pour y construire un fortin.
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